Tête à tête avec Yves Varin: Il est temps pour les concessionnaires du Québec de se servir davantage du data 

Yves Varin est bien connu de l’industrie automobile. En tant que directeur national du service d’alimentation de données pour le Canadian Black Book, il occupe une position de choix face aux changements technologiques au sein de l’industrie automobile. AutoMédia est allé le sonder sur l’évolution du data (ou du Big Data).  

 

Qu’est-ce qui t’occupe ces temps-ci ? 

Depuis les dernières années, je suis très impliqué dans les projets de commerce électronique. Je pense entre autres à Canada Drives et à Clutch.ca, des marchands de véhicules d’occasion exclusivement en ligne, semblables à Carvana aux États-Unis. 

Nous avons notamment développé des solutions d’évaluation de véhicules d’échange complètement automatisées. De cette façon, la concession peut opérer 24 heures sur 24, 7 jours sur 7, 365 jours par année.

Tu peux évaluer des véhicules à longueur de journée, et la beauté de la chose, c’est qu’ils sont toujours évalués de la même façon. Un client qui fait estimer son véhicule chez deux concessionnaires du même groupe va donc recevoir en pratique deux évaluations identiques. C’est rassurant pour le client. 

Bien sûr, le concessionnaire se réserve toujours le droit de regarder le véhicule de près afin de s’assurer que les déclarations du client sont exactes. Chez Clutch par exemple, 99 % des transactions sont approuvées comme telles. 

Une fois que la matrice est mise en place, ça devient comme une machine à saucisses.

Les offres soumises en utilisant ce procédé sont très bonnes, soit dit en passant, souvent plus réalistes que quand c’est fait par des humains. 

Quand c’est automatisé, il n’y a plus d’émotion dans l’équation. Tu connais tes frais de reconditionnement, ta commission, le coût du transport, tu connais le profit que tu veux faire. Les évaluations sont d’une précision incroyable. Ça implique une grille d’évaluation en 10-15 points qui va influer sur l’évaluation à la hausse ou à la baisse, puis tu détermines en pourcentage ce que tu veux en tant que propriétaire de concession par région, marque, modèle, version, année, etc. Une fois le tout entré dans le système, tu peux acheter des véhicules de façon profitable en un flot continu.

 

Y a-t-il d’autres types d’endroits où le data et l’automatisation des processus prennent de l’ampleur ?

Tout à fait. Nous facilitons aussi beaucoup la recherche d’équité positive afin de permettre au concessionnaire d’établir quand ça devient profitable de ramener les clients en concession, et ce, en fonction de différents scénarios. C’est une fonctionnalité qu’Activix ou Serti offrent à de nombreux clients à même leur CRM.

Nous collaborons aussi à alimenter des systèmes de gestion dynamique d’inventaire qui permettent d’optimiser le choix du véhicule en fonction des critères en vigueur appliqués par les prêteurs spécialisés. 

Par exemple, dans le subprime, tu ne peux pas passer n’importe quel véhicule avec n’importe quel client. Il est donc important de connaître le ratio prêt-valeur qui permet de maximiser chacune des transactions. 

Le directeur commercial connaît alors la plage maximale qu’un prêteur va avancer sur un véhicule donné; tout cela pour aller chercher le maximum en produit et en métal avant même de soumettre l’application de crédit. C’est d’ailleurs ce que DecisioningIT a développé avec succès.

Des groupes se sont aussi mis à acheter des véhicules sur la base du montant que la banque est prête à accorder sur ledit véhicule, plutôt que sur sa valeur intrinsèque. 

Si un véhicule vaut 10 000 $ mais qu’on en demande 11 000 $ aux enchères, l’acheteur allumé va se dire qu’il serait mieux de le payer 11 500 $ malgré tout, car il sait, grâce à nos données, qu’il pourra en retirer 15 250 $ au financement. Ce marchand fait donc tout de même un profit raisonnable, alors que ses concurrents n’ont rien à vendre. 

C’est aussi simple que ça, c’est une guerre de données et de chiffres.

 

L’utilisation du data et de l’IA est-elle répandue au Québec ?

Un peu. Mais les marchands dans l’Ouest ont une ouverture d’esprit beaucoup plus grande envers le data. En fait, plus tu vas vers l’Ouest, plus le data règne en maître.

 

Pourquoi ?

À cause d’une combinaison de facteurs. Sur le plan technologique, il y a un manque de ressource pour la programmation, alors que sur le plan humain, c’est le sentiment d’être meilleur que la machine.

Il y a aussi le coût. Je ne le cacherai pas, on parle de projets qui sont dispendieux. Cela dit, au Canada, quand tu proposes une nouvelle initiative à un groupe, il signe, du moment que le retour sur l’investissement (RSI) est bon. Au Québec, pour le même projet, on nous répond de revenir en discuter dans deux ou trois ans. 

 

Est-ce pour cela que la vente numérique qui implique la livraison à domicile (telle qu’offerte par Canada Drives ou Clutch) n’est pas très populaire au Québec ? 

Il y a principalement le fait que la signature électronique n’est toujours pas acceptée au Québec, mais aussi, disons-le carrément, le fait que les associations de marchands du Québec ne peuvent pas endosser un modèle d’affaires qui exclut la « brique et le mortier » de l’équation. En effet, ces gros marchands indépendants n’ont pas pignon sur rue et n’existent que sur le Web. Pourtant, nous aurions vraiment besoin de nos associations afin de faire avancer le dossier de la signature électronique auprès des instances gouvernementales pour faire ce qui est déjà permis en Ontario et dans d’autres provinces. 

Ce qui est ironique, c’est que je travaille actuellement avec Canada Drives sur une initiative pancanadienne qui est en partie financée par le ministère de l’Économie et de l’Innovation du Québec.

Nous travaillons à développer un modèle prédictif basé sur l’intelligence artificielle. Baptisé « Scale A.I. », le système permet de prévoir les fluctuations de valeur en fonction de l’offre et de la demande, de la saisonnalité, des changements démographiques, du taux de change, du prix de l’essence et même, au besoin, de la température et des catastrophes naturelles. On peut anticiper à court terme ainsi qu’à plus long terme la somme requise pour acheter un véhicule et celle qu’on en retirera au moment de s’en départir. Notre rôle à nous est de fournir du data à la pelletée pour alimenter la machine.  

Dans d’autres projets, nous avons aussi fait beaucoup d’A/B testing sur différentes plateformes, où pour un véhicule donné, le rendement est meilleur lorsqu’il est acheté par le système plutôt que par l’humain. Quand on pense qu’il est maintenant préférable de confier sa business à des systèmes utilisant l’intelligence artificielle, plus performants qu’un directeur de véhicules d’occasion possédant 20 ans d’expérience, c’est tout dire.  

 

Ce modèle va-t-il être exclusif à Canada Drives ?

Non, mais on le développe activement avec elle. On parle d’un projet de plusieurs millions de dollars. Cette entreprise a l’envergure pour entreprendre un tel projet et croit au retour sur l’investissement, donc elle investit massivement dans un tel modèle prédictif. 

 

Concernant Carvana aux États-Unis, l’action a dégringolé récemment. Est-ce que ça signifie un recul des consommateurs par rapport à la vente en ligne ?

Non, c’est un recul des investisseurs dû au fait que Carvana a acheté cette année les encans physiques de KAR (ADESA) aux États-Unis. Ceux qui baignent vraiment dans le milieu automobile réalisent qu’il s’agit du meilleur move qu’elle pouvait faire. Elle avait besoin de centres de distribution et d’endroits pour entreposer des véhicules. Ça prend de la place pour stocker 2000 véhicules à San Diego ou à Chicago, sans parler du reconditionnement qu’elle peut maintenant faire elle-même et du fait qu’elle peut acquérir des véhicules de premier choix aux enchères. Parce que Carvana n’a pas cessé son implication sur le plan des enchères.

L’action a baissé, car les investisseurs pour qui l’industrie automobile est étrangère ont une vision à court terme et sont préoccupés par la recherche du profit dès le prochain trimestre. Dans le cas présent, on parle d’une stratégie à long terme.

Par ailleurs, AutoCanada vient d’acheter North Toronto Auction pour la même raison. Au lieu de travailler sur une base horizontale, elle a choisi une approche d’intégration verticale. De cette façon, tu n’as plus besoin de personne. Tu possèdes ton propre réseau, tu achètes, tu revends, tu fais ton reconditionnement sur place, tu as de la place pour entreposer tes véhicules… Et en plus, tu peux vendre ce qui reste à tes concurrents, tout en gardant un avantage sur eux. C’est vraiment brillant. 

 

Selon toi, au Québec, qui seront les premiers à rivaliser avec Carvana ? 

Sur la base d’une approche verticale du marché, ALBI et HGrégoire le font déjà dans une certaine mesure. Pour ce qui est de la vente en ligne, ce n’est pas dans notre mentalité. C’est même découragé de le faire en ce moment. Si je dois donner un nom, je dirais Beaucage. C’est le groupe le plus avant-gardiste avec HGrégoire et Saillant. Par contre, d’un point de vue pancanadien, Dilawri, Birchwood et Steele sont bien avancés. Ces entreprises abordent la chose d’un point de vue national avec moins d’émotion.

 

Et le consommateur dans tout ça ?

Actuellement, les consommateurs n’aiment pas particulièrement leur expérience d’achat lorsqu’il s’agit de se procurer un véhicule. Il faudrait au moins les laisser choisir. Certains préfèrent encore aller en concession, alors que d’autres ne jurent que par la vente complète en ligne. Ce qui est certain, c’est que l’expérience client fait mal à deux endroits : dans la valeur d’échange et au F&A. Si on enlève ces deux irritants, aucun doute que le CSI va grimper. 

 

Tout le monde dans l’industrie semble prêcher l’expérience client. Mais dans les faits, ça semble être souvent ignoré. Pourquoi ? 

Au Québec, c’est connu, on préfère voir le client en concession. Et on le sait, le processus en concession prend du temps. Les clients ne veulent plus passer plus d’une heure pour compléter leur transaction − sous peine de voir leur niveau d’insatisfaction augmenter. Il faut donc miser sur une approche hybride impliquant leur participation active via plusieurs canaux; surtout pour la demande de crédit et la sélection des produits F&A. Par ailleurs, c’est une pratique fort répandue dans le reste du pays. 

 

La valeur des véhicules d’occasion est en train de baisser et certains marchands ou concessionnaires se retrouvent avec des véhicules payés trop cher. Aurait-on pu éviter cela en utilisant des outils plus intelligents que l’humain ?

Oui. Ça, c’est clair, net et précis. Et ils feraient mieux de se débarrasser tout de suite de ces véhicules payés trop cher. C’est triste, mais un véhicule, c’est généralement un actif qui déprécie. Le phénomène de rareté que nous avons vécu est en train de disparaître. Le problème d’approvisionnement en véhicule devrait d’ailleurs être partiellement corrigé vers la fin de 2023 et possiblement entièrement réglé en 2024. 

Quand l’approvisionnement en unités neuves va revenir à la normale, il est à parier que la guéguerre des incitatifs va reprendre. Dès l’instant où un manufacturier va s’y mettre, les autres vont fort sûrement l’imiter au détriment des marges bénéficiaires. Car il ne faut pas se leurrer, un gros rabais sur un véhicule neuf affecte à la baisse la valeur des mêmes véhicules déjà en service !

 

Y a-t-il des constructeurs qui vont opter pour le modèle d’agence ?

Non, à moins qu’il s’agisse d’une nouvelle marque. Genesis, c’était une belle occasion, tout comme Polestar pour Volvo. Les associations de marchands ne les laisseront pas faire. Ils vont déployer toutes les ressources. Donc, à mon avis, la réponse est non. 

Par contre, ils ne peuvent empêcher un Genesis ou un VinFast d’exister. C’est certain qu’il y a des marques bien implantées qui aimeraient ça. Pensons à Ford pour ses véhicules électriques ou à Acura par exemple. Ne crois-tu pas qu’elles souhaiteraient profiter de toute la latitude voulue pour faire ce que Genesis fait ? C’est sûr qu’elles en discutent. Mais ça n’arrivera pas. Ces marques se trouvent dans un modèle de concessions protégées par des contrats, des territoires. Je ne crois pas que la CADA laissera passer ça. 

 

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