Après 42 ans passés à évoluer au sein de Honda Canada, Jerry Chenkin, le président de la compagnie depuis le 1er avril 2013, a pris sa retrait le 31 mars dernier. Voici en exclusivité la seule entrevue que Jerry Chenkin a accordée avant de clore cet important chapitre de sa vie et d’en démarrer un nouveau.
AutoMédia : Dans quelles circonstances êtes-vous arrivé de l’Angleterre au Canada?
Jerry Chenkin : En janvier 1975, moi et ma femme et meilleure amie, Jackie, avons décidé, étant jeunes et un peu fous, que si nous voulions aller vivre ailleurs, c’était le bon moment pour le faire. À cette époque, deux de nos bons amis venaient de quitter Londres pour s’établir à Toronto et nous sommes allés les visiter. C’est lors de ce voyage que nous sommes tombés amoureux de la ville et que nous avons alors décidé d’y déménager à notre tour, ce que nous avons fait un mois plus tard, en février de la même année. Nous vivons au Canada depuis 42 ans maintenant et nous sommes définitivement devenus plus canadiens que britanniques.
AM : 42 est un chiffre important, car voilà aussi 42 ans que vous travaillez pour Honda Canada.
J.C. : Quand nous sommes arrivés au Canada, j’ai obtenu un emploi temporaire comme comptable, car c’est ma formation, mais après quelques mois, je suis allé travailler pour Honda, encore une fois en tant que comptable.
AM : Y a-t-il une autre personne qui a duré aussi longtemps au sein de la compagnie?
J.C. : Je ne crois pas avoir entendu parler d’aucune personne qui a duré aussi longtemps dans n’importe quelle compagnie!
AM : Depuis quatre ans, vous êtes le président et chef de la direction de cette compagnie, ce qui fait de vous le premier Canadien à avoir occupé ce poste d’habitude réservé à des dirigeants japonais.
J.C. : Oui, c’est vrai. En fait, j’ai travaillé pour 13 présidents japonais avant de devenir moi-même président de la compagnie.
AM : Quel changement s’est produit pour qu’ils décident qu’un Canadien pouvait occuper cette fonction?
J.C. : Personne ne m’a jamais expliqué les raisons derrière ce changement, mais j’ai quelques explications personnelles. Le marché canadien est perçu comme stable et sans risques pour Honda, la marque y étant très populaire grâce aux efforts soutenus que plusieurs personnes ont maintenus pendant des décennies. À un certain moment, les dirigeants en sont venus à la conclusion qu’ils pouvaient nommer à la présidence une personne qui avait travaillé tant d’années pour la compagnie.
AM : Quand avez-vous réalisé, durant votre ascension dans la hiérarchie, que vous pourriez devenir un jour président de Honda Canada?
J.C. : Je ne suis pas certain quand c’est arrivé, mais Honda est une compagnie qui a été bâtie sur des rêves et j’ai donc rêvé devenir président. Mais étant donné que ce n’était jamais arrivé à un Canadien, je ne croyais pas vraiment possible que ce rêve puisse devenir un jour une réalité.
BONS COUPS ET COUPS DURS
AM : En 42 ans, y a-t-il une réalisation dont vous êtes particulièrement fier?
J.C. : Chaque jour amène ses événements excitants, mais également ses apprentissages. Il m’est difficile de cibler un événement en particulier, mais la réalisation dont nous sommes le plus fiers en tant qu’organisation est le fait que la Civic est la voiture de tourisme no 1 au Canada depuis 19 ans, et nous avons des raisons de penser que nous le serons pour une 20e année.
AM : Et à l’inverse, qu’est-ce qui vous a donné le plus gros mal de tête?
J.C. : Malheureusement, il est facile de s’en rappeler. C’est le désastre qui a frappé le Japon en 2011, c’est-à-dire le tremblement de terre et le tsunami. Une grande région a été dévastée, ce qui a bouleversé notre chaîne d’approvisionnement. Cela a été une période difficile pour nous. Pendant environ six mois, nous avons lutté pour survivre dans ces circonstances ardues.
AM : Mais je crois que votre réseau de concessionnaires a été capable de se mobiliser, de sorte qu’au terme de cette période noire, aucun client n’a été privé de sa Honda ou Acura?
J.C. : Nous avons été privilégiés d’avoir une équipe de gens très compétents. Chez Honda Canada, notre réseau de concessionnaires est vraiment solide et c’est parce que nos relations avec eux sont très étroites que nous avons été capables de survivre. Nous sommes très fiers du fait que nous n’ayons perdu aucun concessionnaire pendant cette période très difficile et que nos clients aient été très compréhensifs. Tous ont été prêts à attendre un peu plus longtemps la livraison de leur véhicule.
LA SUCCESSION
AM : Votre successeur sera Dave Gardner. Comment l’avez-vous préparé à ce qui l’attend?
J.C. : Quand j’ai été nommé président, je me suis donné un objectif, celui de prendre ma retraite dans exactement quatre ans et de faire tout ce que je pouvais pour que le prochain président soit canadien et non japonais. Donc, pendant les quatre dernières années, j’ai travaillé très fort sur un plan de succession très solide dont les bases étaient l’encadrement, le développement et la formation des membres de la haute direction de la compagnie, de telle sorte qu’ils allaient être prêts à prendre la relève.
AM : Pourquoi vous êtes-vous donné cet objectif de quatre ans? Pourquoi pas sept ou onze?
J.C. : J’ai fêté mon 65e anniversaire en octobre dernier et je me suis dit que si la compagnie était prospère et dans une bonne posture, alors il serait temps pour moi de laisser la place à la nouvelle génération, qui pourra amener la compagnie à un niveau supérieur.
AM : C’est donc une décision personnelle. Rien chez Honda ne vous forçait à partir?
J.C. : C’est exact.
AM : Quand vous avez annoncé la nouvelle à Dave, y a-t-il eu un effet de surprise, tant chez lui que chez les Japonais?
J.C. : Pas vraiment. Dave connaissait mon plan de succession et tout le monde savait ce qui allait arriver. Parce qu’on n’aime pas vraiment les surprises! Ce que vous voulez faire, c’est un transfert tout en douceur et, pour ce faire, on ne doit pas laisser les surprises surgir en cours de route. Par ailleurs, je n’étais pas le seul à décider qui allait devenir le nouveau président de Honda Canada. J’avais besoin de l’approbation de mes supérieurs à Los Angeles ainsi que celle de Honda Motors au Japon.
AM : Ces gens sont-ils venus au Canada pour l’occasion?
J.C. : Parce que le président de l’Amérique du Nord a changé en avril dernier et que le nouveau président, M. Mikaoshiba, ne connaissait pas notre équipe de direction, celui-ci est donc venu en juin dernier de Los Angeles pour rencontrer l’équipe et se faire une opinion personnelle.
AM : Quelle compagnie laissez-vous entre les mains de Dave?
J.C. : Actuellement, Honda Canada est en bonne posture. Nous avons atteint nos objectifs en matière de résultats des ventes, l’indice de satisfaction de nos clients est en constante amélioration et les relations avec nos concessionnaires sont également très bonnes. Donc, de ces points de vue, qui sont les plus importants selon moi, nous sommes dans une excellente forme.
AM : Quels sont les défis qui attendent M. Gardner?
J.C. : Les défis sont partout et surviennent tous les jours. Je ne peux pas en nommer un en particulier, car nous évoluons au sein d’une industrie fort dynamique et les choses changent presque sur une base quotidienne. En fait, elle change à une vitesse que je n’ai jamais vue auparavant. Il est donc impossible de baisser la garde, vous devez être continuellement en état d’alerte.
LE PROBLÈME ACURA
AM : Êtes-vous satisfait de la position d’Acura à la veille de votre départ?
J.C : Non, pas du tout. Nous sommes confrontés au défi que représente Acura depuis les 30 dernières années parce que nous n’avons jamais vraiment défini ce que la marque signifie ni comment adhérer au marché des voitures de luxe. Je crois que c’est le secteur de la compagnie dans lequel nous devons mettre beaucoup d’efforts dans les prochaines années.
AM : Avez-vous des conseils à donner avant votre départ pour revitaliser Acura? Peut-être vous êtes-vous réveillé dernièrement avec une idée géniale pour assurer le succès de la marque?
J.C. : Si c’était aussi simple que ça, il y a longtemps qu’Acura aurait le succès que cette marque mérite! J’ai dirigé la division Acura de 1994 à 2001 et, détail intéressant, c’est Dave Gardner qui m’a succédé pour les cinq ou six années suivantes. Nous sommes donc tous les deux très au courant de la situation de cette ligne d’affaires et tout aussi dédiés à la faire prospérer. Dave partage ma volonté d’assurer le succès d’Acura.
AM : Croyez-vous que la seule façon de faire prospérer Acura repose sur l’excellence et la pertinence de ses produits?
J.C. : Je pense que pour ce segment du marché, vous devez rechercher un attachement émotif entre les consommateurs et les produits. Or, Acura n’a jamais vraiment réussi à créer cet attachement. Je crois donc qu’Acura a besoin de produits pour lesquels les consommateurs vont tomber en amour.
AM : Et du même coup, pour ce type de véhicule, est-ce que les consommateurs s’attendent à un type particulier de service? Faut-il redéfinir l’expérience-client Acura ?
J.C. : Je crois que nos concessionnaires Acura font un travail exceptionnel et offrent un service hors pair à nos clients. Cependant, si nos produits n’attirent pas les consommateurs, le problème est toujours présent.
L’AVENIR
AM : Parlons des tendances de l’industrie. Quel est votre point de vue envers les véhicules autonomes?
J.C. : C’est intéressant de constater qu’il y a beaucoup de temps et d’argent qui sont dépensés pour la création de ce type de véhicules, mais personnellement, je ne crois pas que nous vivrons bientôt dans un monde où il y aura beaucoup de véhicules sans conducteur. Cependant, les technologies qui sont développées pour ce genre de véhicules seront très utiles pour rehausser la sécurité des véhicules plus traditionnels.
AM : Accordez-vous autant d’importance aux technologies qui sont développées dans le cadre de la production des véhicules à zéro émission, c’est-à-dire électriques, à hydrogène, etc.?
J.C. : Ces technologies sont beaucoup plus importantes. Nous mettons beaucoup d’efforts à atteindre les objectifs relatifs aux gaz à effet de serre et à l’économie de carburant qui ont été mis en place par les gouvernements canadiens et américains. Nous n’avons pas le choix d’atteindre ces objectifs et nous devons arriver avec des technologies alternatives pour réduire la consommation d’essence des véhicules.
AM : Est-ce que l’élection de Donald Trump représentera un problème pour Honda Canada?
J.C. : Il est trop tôt pour se prononcer. Le président Trump a dit qu’il apportera beaucoup de changements, mais nous ne savons pas encore lesquels seront vraiment mis en place.
AM : Pensez-vous que les souhaits de M. Trump de vouloir alléger les normes environnementales soient de bonnes nouvelles pour l’industrie ou pensez-vous au contraire que l’industrie doit penser plus globalement au sort de la planète?
J.C. : Je crois que le Canada doit décider lui-même de sa trajectoire à ce sujet et que le débat présentement porte plutôt sur ce que le Canada va faire si les États-Unis changent leurs critères. Parce que si le Canada adopte une stratégie différente, il y aura beaucoup de défis à relever, étant donné l’étroite relation et les nombreux échanges qui existent entre les deux pays.
AM : Que pensez-vous de tous ces jeunes qui sont moins portés vers la conduite automobile, qui se procurent un permis de conduire de plus en plus tard? Cela pourrait-il avoir un impact sur les futures ventes?
J.C. : Il n’y a pas vraiment de preuve qui supporte ces énoncés. Oui, il y a des commentaires anecdotiques sur le fait que les jeunes vivent de plus en plus en milieu urbain, qu’ils possèdent moins de véhicules, qu’ils utilisent plus des véhicules en autopartage, mais de notre côté, cela ne se reflète pas dans nos résultats des ventes.
AM : Entrevoyez-vous des changements à venir chez les concessionnaires?
J.C. : Je pense qu’ils s’adaptent déjà beaucoup. Ils n’ont pas le choix, le comportement des consommateurs est en changement. Par exemple, pendant plusieurs années, la seule façon pour les consommateurs d’obtenir des informations sur un véhicule était de se rendre dans une salle d’exposition et de discuter avec un représentant des ventes. Maintenant, avec toute l’information disponible sur le Web, le rôle des représentants des ventes a dramatiquement changé. Les représentants doivent maintenant établir des relations différentes avec les consommateurs afin de leur permettre de se procurer un véhicule le plus efficacement et le plus rapidement possible.
AM : Croyez-vous que le secteur des produits F&I, une division très importante pour les concessionnaires, changera aussi?
J.C. : Je ne crois pas. Les divisions F&I sont effectivement très importantes pour tous les concessionnaires, surtout pour vendre des produits spécialisés et personnalisés à leurs clients, mais ce ne sont pas les représentants des ventes qui sont responsables de cette importante étape de la transaction.
AM : Pouvez-vous nous dire, en consultant votre boule de cristal, quels seront les trois principaux objectifs de Honda Canada d’ici 2025?
J.C. : Le premier, selon moi, est de continuer de soutenir nos activités de fabrication au Canada en vendant autant de Civic et de CR-V que nous le pouvons. Le deuxième est de bien établir ce que les consommateurs voudront dans le futur. Nous savons que leurs exigences et leurs demandes changent rapidement, donc nous devons être à l’amont de leurs besoins afin d’être certains de ce qu’ils veulent et de le leur offrir avec une valeur ajoutée, donc surpasser les attentes des consommateurs. Le troisième est relatif aux technologies qui sont et seront intégrées aux véhicules. Actuellement, nous savons que les consommateurs ont parfois de la difficulté à manipuler certaines fonctionnalités. Donc, il sera important de les éduquer pour qu’ils puissent bénéficier pleinement de ces innovations technologiques.
LES GROUPES
AM : Nous voyons de plus en plus de groupes de concessionnaires se former. Pensez-vous que c’est une tendance qui est là pour rester?
J.C. : Oui. Une des raisons est que les fonds qui sont requis aujourd’hui pour devenir un concessionnaire, que ce soit en matière de terrain, de bâtiments ou de capital d’exploitation, sont vraiment difficiles à assumer pour une seule personne. Donc, ces groupes, qui ont le capital, les compétences et les connaissances, vont continuer à prendre de l’expansion.
AM : Est-ce une bonne chose pour l’industrie?
J.C. : Nous avons constaté chez Honda Canada que lorsque vous transigez avec un groupe de concessionnaires, il y a des éléments positifs et négatifs. Un des points positifs est évidemment qu’il est plus facile de communiquer quand nous n’avons qu’un seul interlocuteur qui transmettra l’information à ses concessionnaires. Un des points négatifs est que vous perdez l’esprit entrepreneurial qui existait avant que ces groupes ne soient formés.
AM : Nous avons plusieurs groupes au Québec et au Canada, mais il en existe de plus gros encore aux États-Unis. Envisagez-vous le jour où un groupe américain tentera d’acheter ALBI ou Gabriel?
J.C. : C’est une question très intéressante. Il est évident que nous pouvons spéculer sur ce qui arrivera ou n’arrivera pas, mais personnellement, je ne serais pas surpris de voir l’un de ces groupes américains s’établir au Canada.
AM : Les concessionnaires uniques, qui ne font partie d’aucun groupe, ont-ils une chance de survivre dans le futur?
J.C. : Oui, sans aucun doute. S’ils ont le capital et qu’ils offrent un bon service, il n’y a aucune raison qu’ils disparaissent.
LIBERTÉ 65
AM : Au moment où les gens liront ces lignes, vous serez un « homme libre ». Que prévoyez-vous faire?
J.C. : Plusieurs personnes m’ont posé la même question ces dernières semaines. Tout d’abord, je prévois me reposer et reprendre mon souffle, car les quatre dernières années ont été enlevantes. Par la suite, je vais trouver une occupation qui me permettra de continuer à apporter une valeur ajoutée à la société.
AM : Pensez-vous conserver des liens avec l’industrie automobile ou vous lui avez assez donné?
J.C. : C’est de l’essence qui coule dans mes veines, donc je ne m’éloignerai jamais trop loin de l’industrie qui a été la passion de ma vie!
AM : Et j’imagine que vous pourrez davantage jouer au grand-père?
J.C. : Oh oui ! J’ai trois enfants, deux garçons et une fille qui habitent tous à Toronto, ainsi que deux petits-enfants et demi! L’autre moitié arrivera en juillet prochain. J’ai hâte.
AM : Parmi tous les véhicules Honda et Acura que vous avez possédés au fil de vos 42 ans de carrière chez Honda Canada, lequel vous a procuré la plus belle expérience de conduite?
J.C. : Wow! C’est une question difficile! J’ai eu du plaisir à conduire tous les véhicules de la compagnie, mais si je dois absolument n’en choisir qu’un, je dirais que c’est l’Integra Type R que Honda a mise en marché au début des années 90. C’était vraiment un véhicule agréable à conduire et c’est pourquoi je suis impatient d’expérimenter la nouvelle Civic Type R qui sera disponible dans quelques mois.
AM : En vous souhaitant que Honda Canada vous accorde un prix d’ami… Merci, Jerry, et bonne retraite!